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Romans

Tu ne t’énerveras point !

L’auteur retourne dans son pays d’enfance où il n’a jamais mis les pieds. Cette découverte est un vrai choc car il vit une double émotion : la réalité de ses racines et le désarroi de sa mère qu’il accompagne…

Il s’agit du premier roman de l’auteur.

201 pages
Premières lignes du roman

C’est maman qui a inventé le concept du harcèlement moral. Un harcèlement par l’amour et la culpabilité de ne pas se sentir à la hauteur de l’amour déployé et de l’énervement suscité. Je ne peux pas ne pas m’énerver contre maman, je ne peux pas ne pas pleurer ensuite.

Tu crois qu’on pourra manger casher ? Tu crois que notre hôtel sera près de la synagogue ? Tu crois que tu seras gentil avec moi ? Tu ne t’énerveras pas ? Vérifie s’il y a des restaurants cashers à Marrakech. Pourquoi on ne va pas à Tel Aviv ? Tu crois que ça a changé le Maroc ? Combien tu as payé déjà ? Ça m’angoisse de ne pas trouver de restaurant casher ! Tu as payé trop cher !

Ça n’a pas loupé, je me suis énervé.

Maman n’avait jamais exprimé le moindre souhait de retourner au Maroc. Elle y était née, avait rencontré papa et fait quatre enfants. Le cinquième sera conçu à Paris. Il fallait un pont reliant la Méditerranée déchirée au centre du monde retrouvé, je serai ce lien.

Maman est petite et le monde environnant est gigantesque, effrayant et hostile. Elle n’a jamais eu les épaules, la carrure de la femme forte et rassurante. Elle a passé une moitié de vie à élever ses enfants, une autre à s’inquiéter pour eux. Maman n’a jamais eu d’ambition pour ses enfants. Bien sûr, être docteur ou travailler dans une banque ça représentait un avenir et une stabilité, alors elle nous faisait réciter les leçons et les fables de Monsieur De La Fontaine, mais tout ça sans faire de vague. La France nous avait accueillis, encore fallait-il qu’elle veuille bien nous garder. Nous devions être français plus que les Français. Ça veut dire quoi être français plus que les Français ? Je ne sais toujours pas, peut-être devenir espagnol. Papa a essayé de trouver sa place, trop occupé qu’il était à travailler du matin jusqu’au soir. Il est passé entre les gouttes pour élever ses enfants, même si elles étaient de sueur. Il nous a donc laissés entre les pattes de maman, l’inconscient. A papa, il a manqué du temps pour nous éduquer. Il nous aura donc donné un condensé d’instruction, une liste des choses à faire, une autre de choses à ne pas faire. Règle numéro un : ne pas dire d’où nous venons, règle numéro deux : faire comme si on allait rester. Nous n’avions pas pour cette époque un nom de famille à dormir dehors, nous avions un nom à dormir nulle part, un patronyme pour initié. Il paraît que Myara est un nom typiquement marocain, pire, typiquement juif marocain. Pour un français de souche ce nom ne veut rien dire, pour un initié il peut exprimer une certaine sympathie. Mon point de vue de jeune français d’alors n’avait que faire de l’intérêt de certains immigrés nostalgiques envers notre famille alors que nous avions le bon goût de nous exprimer sans le moindre accent.

Je me rends compte aujourd’hui que nous n’avons jamais beaucoup parlé du Maroc avec mes parents. Une anecdote peut-être, un souvenir parfois, à peine un rayon de soleil. A quoi bon se lamenter d’avoir tout perdu quand on n’a jamais rien possédé. On est parti mais comme on n’a rien laissé, on a pu voyager léger. Les Algériens étaient de bons français, les Marocains et les Tunisiens, un peu moins. L’Algérien n’avait de merci à dire à personne. Pourquoi un Breton venant s’installer à Marseille remercierait-il le peuple français ? A l’inverse, pourquoi un Marseillais irait-il s’installer en Bretagne ? Le Marocain et le Tunisien devaient s’acquitter de reconnaissance. Algérie française, Maroc incertain.

Pourquoi mes parents sont-ils partis ? Pourquoi ne sont-ils pas restés ? Ont-ils pesé le pour et le contre, le Canada et Israël, le franc et le dirham, le choix et le pas le choix ?

J’ai posé quelquefois la question, obtenu toujours les mêmes réponses : à cause des évènements, à cause des Arabes, à cause d’Israël, finis ta soupe et mange sans pain, à cause de ta sœur, à cause des autres, pour vous, pour une vie meilleure, pour ton frère, mange et ne laisse rien, pense à ceux qui meurent de faim, c’est derrière nous, on est français, ça suffit.
Bien sûr on est français, quelle question !
Maman s’était toujours considérée marocaine, pays de son enfance. Elle admettra plus tard, à quatre-vingt ans passés que l’enfance n’est pas un lieu, l’enfance est un souvenir et l’éducation n’a pas d’âge. Que s’imaginait-elle retrouver ? Des avenues larges et accueillantes, des gratte-ciel et des boutiques de luxe à chaque pâté de maison ? Elle a eu droit, la pauvre désabusée, à des ruelles de jour de marché, à des casemates branlantes et incertaines et à des vendeurs ambulants de denrées périssables.

Maman avait oublié qu’elle était née et avait grandi dans le mellah, quartier juif pour les gens qui ont confiance dans la vie et leur prochain, ghetto pour les plus méfiants. Le Maroc de mes parents était composé, pour sa population, de trois castes à l’indienne. Je demande d’avance pardon aux historiens et autochtones, je livre ici une analyse faite de « bribes et de broc », de briques et de souvenirs apportés à ma connaissance et empilés l’un par-dessus l’autre. La première caste, souveraine et coloniale était française et un peu hautaine. Le français se croyait chez lui. En payant son loyer, il s’imaginait posséder les murs. L’usufruit ne pouvait être que temporaire. Il était l’administration, le gouvernement, et les emmerdements pour qui n’était pas d’accord. Le français dirigeait et édictait les règles de conduite, ce qui est pratique pour mener le troupeau à l’usine. Il avait créé des écoles pour « franciser les Européens du Maroc » dès le primaire et ouvert à l’élite marocaine une voie plus secondaire d’étude musulmane et linguistique. Le Français catholique et quelquefois pratiquant permettait au musulman de s’instruire, mais pas trop, des fois qu’il sache déchiffrer les alinéas en bas de page. Ce n’est pas toujours facile de passer le baccalauréat quand on ne parle pas bien la langue de l’examinateur. La deuxième caste était donc musulmane et armée de bâtons quand, par jeu sans doute, elle allait foutre sur la gueule à des juifs regroupés en un même lieu. L’instinct grégaire facilite la tâche de l’assaillant. Aux yeux de maman nous étions la troisième caste, juive et laissée pour compte. Le Français lui parlait peu et le musulman l’insultait. La vie était communautaire, mais pas en groupe. Le juif craignait le musulman qui craignait le Français qui ignorait le juif. Tout ça ne favorisait pas les mariages mixtes. Le juif s’adressait au musulman avec appréhension et respect de façade, le musulman tapait le juif avant de réfléchir et le mathématicien français comptait les coups. Tout ça ne favorisait toujours pas le ménage à trois.