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Romans

Lobe story

“Jean-Marc Roberts venait de mourir. Nell a avalé de travers. Ils faisaient cancer commun depuis juillet deux mille onze et elle s’était improvisée compagne d’infortune. Elle avait lu son livre : « deux vies valent mieux qu’une », et pensait que cet homme, envahi de métastases, bourré de chimio, s’en sortait avec les honneurs. Pour elle, tous les espoirs étaient permis.”

Un récit court, percutant, drôle et euphorisant sur Nell et son cancer du poumon.

76 pages
Premières lignes du roman

Jean-Marc Roberts venait de mourir. Nell a avalé de travers. Ils faisaient cancer commun depuis juillet deux mille onze et elle s’était improvisée compagne d’infortune. Elle avait lu son livre : « deux vies valent mieux qu’une », et pensait que cet homme, envahi de métastases, bourré de chimio, s’en sortait avec les honneurs. Pour elle, tous les espoirs étaient permis.

Seulement voilà, l’implacable revue de presse de Télé Matin venait d’annoncer la victoire du crabe. Le beau et solaire Jean-Marc Roberts s’était battu avec courage, mais la gangrène l’avait dévoré de l’intérieur. La salope. Le cancer avait vaincu, faute de combattants.

Apprenant la nouvelle, Nell s’est mise à pleurer. La donne venait de changer. Si personne ne sort indemne de l’inégale confrontation, pourquoi devrait-elle échapper à la règle ? Jean-Marc Roberts avait perdu, c’était cela l’ordre des choses. Personne ne gagne contre cette malédiction, la défaite est programmée. C’est Wikipédia qui le disait. Nell m’avait demandé de sortir les articles décrivant le cancer du poumon et, après en avoir pris connaissance, avait conclu par : « oh là là, mais c’est vraiment grave ». Ne sachant pas trop se servir d’un ordinateur, Internet est pour elle, une espèce de machin relié à des trucs pour tout connaître sur tout. Y compris sur le cancer du poumon.

Les statistiques plaidaient en sa défaveur. Les médecins parlent de statistiques à mots couverts, ils évoquent plutôt un pronostic, favorable ou non. Cancer du poumon : pronostic pas très favorable. Traduction : faudrait mieux pas traîner pour ranger ses affaires et passer l’aspirateur.

Jean-Marc Roberts était devenu le malade étalon, poisson pilote et objet d’étude, petite souris de laboratoire qui grossit ou maigrit à vue d’œil en fonction des traitements et de leurs conséquences. Son petit livre d’humour et de dérision réconfortait Nell, qui n’était plus seule dans son combat quotidien. Maintenant, elle en voulait à l’auteur. Mort, et puis quoi encore ! Il n’avait pas écrit un livre, mais un testament et elle n’était pas une notaire chargée de prendre acte des dernières volontés du défunt. Fais chier Jean-Marc Roberts ! Fais-la marrer ! Dis-lui que l’espoir fait vivre et que le pire peut bien aller se faire voir ailleurs, au pays des médicaments qui sauvent. Chiffe molle qui perd ses cheveux, ses dents et ses kilos superflus devant une maladie qui ne se gêne pas pour prendre ses aises, tu ne sers plus à rien.

T’es vraiment con Jean-Marc Roberts, tu as manqué de répartie face à la maladie et tu nous laisses sur le carreau. Tu étais un séducteur naturel, fantasmes des  femmes à l’esprit vagabond. Beau, énigmatique, ténébreux, talentueux, la gente féminine était séduite par ton aplomb et tes fulgurances. Nell t’aurait bien mise dans son lit pour être agréable et mélanger vos métastases. Elle avait une longueur d’avance sur ses rivales, un sujet de conversation documenté et argumenté. Elle trouvait, tout comme toi, que l’hôpital Georges Pompidou faisait hall d’aéroport et ne savait pas traiter les allergies à la pénicilline.

Nell avait rencontré cinq médecins qui avaient posés les mêmes questions sur les allergies. A chaque fois, elle répondait que la pénicilline lui faisait gonfler les yeux, les joues, péter sans discontinuer et perdre le sens commun. Après sa troisième infection, celle du décollement de la plèvre, une infirmière concentrée était venue poser le goutte à goutte bourré d’antibiotiques. Nell avait demandé la composition du liquide et l’infirmière avait répondu : « mais c’est de la pénicilline, bien sûr ». Pompidou est un hôpital moderne où la communication est restée à l’âge de pierre.

Faisons un retour en arrière de quelques mois.

Nous étions en vacances en Normandie et juillet ressemblait à novembre. Nous avons acheté une résidence secondaire du côté de Deauville pour nous donner un genre, mais nous y mettons rarement les pieds. Le genre normand c’est la pluie, le brouillard et les mouches. Nous avions prévu quinze jours d’un régime sans soleil, et de nous venger par la suite à Marrakech, récupérer nos couleurs naturelles.

Nous avions également souscrit une assurance annulation, grand bien nous fit.

Un matin, Nell s’est levée différemment. Moins alerte, soucieuse, la tête ailleurs, plus à moi. Elle est descendue préparer le café, du pain grillé, le beurre et la confiture. J’avais faim. Cinq minutes plus tard, le café fumant, les tartines prêtes à l’emploi, je n’avais plus faim. Elle voulait attendre avant de m’en parler mais une nouvelle toux venait devancer son intention. Puis une autre toux. Pas le temps de mettre le kleenex devant la bouche. Le sang coulait à flot. Sur les draps, son tee-shirt, le sol, le rouge dominait. Depuis deux jours, elle vomissait du sang seule dans son coin.

La pauvre chérie. Elle rendait le sang contenu dans son corps et c’est elle qui s’inquiétait pour moi. Elle ne savait comment annoncer une prévisible catastrophe et prenait les formes pour me ménager. La crainte que je m’écroule, que je pleure, que je ne sois pas à la hauteur. Besoin d’un homme fort à ses côtés.

Je suis resté stoïque.

Elle avait un peu bu la veille. Le vin et le sang n’ont-ils pas la même couleur ? La même substance ? La même odeur ?

Rien de tout cela.

Le vin est le vin. Le sang est le sang. L’angoisse est l’angoisse.

Nous n’avons pas bu notre café et j’ai jeté le pain, le beurre et la confiture.