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Histoires extraordinaires de gens ordinaires

Joseph

Joseph est né au Maroc en mille-neuf-cent-cinquante-trois. Il est issu d’une famille juive, émigrée en mille quatre cent quatre-vingt-douze, date où Christophe Colomb découvre l’Amérique et Isabelle la Catholique renvoie les juifs d’Espagne vers d’autres continents. Les études ont du mal à définir le nombre exact de personnes ayant fui les persécutions, mais la fourchette oscillant entre cinquante-mille et trois-cent-mille est plausible. Beaucoup optèrent pour le Maghreb, situé quelques encablures au sud de l’Espagne alors que d’autres, mus par on ne sait quel instinct de « conversation » partirent s’installer en Europe du nord et dans les Amériques.

Les juifs du Maroc ont vécu presque tranquilles jusque dans les années soixante. Je ne suis pas expert en histoire, mais un peu de Google permettra à ceux qui le souhaitent de repréciser certaines données, si le besoin s’en faisait sentir. La dernière guerre mondiale fut pénible pour tout le monde, mais quand les juifs ashkénazes, ceux qui avaient émigrés dans les pays de l’est, périrent par millions, les juifs du Maghreb prenaient des baffes. Ça fait mal quand même, mais la douleur n’est pas comparable.

A la fin de la guerre, le Maroc comptait environ deux-cent-cinquante-mille juifs, aujourd’hui ils seraient moins de trois-mille.

Je précise ces éléments, en guise de préambule, pour rappeler que Joseph ne quitta jamais le Maroc. Ses parents ne cédèrent pas à la panique générale et conservèrent leur enracinement dans la société marocaine. Joseph en devient presque un cas d’espèce.

Les juifs du Maroc n’en ont plus pour très longtemps, les jeunes générations ne renouvellent pas celles de leurs aînés. Les vieux sont trop vieux pour partir, les jeunes n’ont que faire de revenir et les « entre-deux », Joseph et autres, font des allers retours avec la France.

Joseph est un très beau garçon, peut-être un peu moins à son avantage maintenant, une légère surcharge au niveau du ventre, un haut du crâne qui se désertifie, mais de très beaux restes encore aujourd’hui. Il a toujours été dragueur, s’attachant un peu, ne se liant jamais. Le plus fort du quartier pour conter fleurette.

Sa jeunesse fut mouvementée. Joseph deviendra médecin et de là naîtra peut-être son gout pour l’expérimentation : la cigarette, l’herbe, la poudre blanche, et le reste qui fait tourner la tête et n’arrange pas le cerveau.

Il voyage beaucoup entre Le Tibet et l’Oural, destinations mythiques, où il perd ses illusions. Il comprend que dans la vie, il faut avancer sans rien regretter, alors il avance.

Joseph a de la famille à Paris, mais il part à Montpelier commencer de brillantes études et le petit camé repenti entreprend de devenir médecin. Il prend son temps avant d’apposer à la porte de son immeuble une belle pancarte avec son nom et son titre : docteur.

Il met deux fois plus de temps qu’un médecin honnête pour obtenir ses diplômes. Entre temps, Joseph découvre le surf, la bronzette et les filles pas trop regardantes avec la vertu.

Il profite de la vie, sans renoncer aux substances illicites, et se perd encore quelquefois dans les méandres des paradis artificiels. Il n’est pas matérialiste et s’il profite des largesses de ses parents, il prête son appartement à des amis sans le sou, habitant au gré des vents et des ponts.

Il prend le temps de rentrer dans le rang.

Tout cela est éphémère et ses études enfin achevées, c’est dans un immeuble de Marrakech qu’il vissera de quatre clous dorés à l’or fin et spécialement achetés pour l’occasion, la plaque attestant de sa réussite.

Il sera médecin dans son pays d’origine, il n’avait jamais imaginé déserter. Il fait dans le social et la désespérance. Il accepte le paiement en mouton, ou en rien du tout si le patient n’a que la peau sur les os. Il est ému du sort que subissent les femmes dans une société patriarcale, où le droit de se taire se conjugue à celui de subir, et veut modifier l’ordre établi.

Il va transgresser les tabous permettant à des jeunes filles imprévoyantes ayant commis le péché de chair de ne pas payer cette faute de leur vie.

Joseph pratique des interruptions volontaires de grossesses, dans des conditions médicales décentes, afin de proposer une autre alternative que la honte ou la mort. Il prend un risque considérable, mais pas plus que ces adolescentes opérées par des faiseuses d’anges, dans un coin de cuisine, sur une table à peine débarrassée des reliefs du couscous de la veille. Petit bienfaiteur des âmes perdues, il remodèle des virginités plus vraies que nature.

Il acquiert une petite notoriété et plait toujours autant aux femmes. Il séduit facilement et couche pour ne pas gaspiller le temps. Il ne s’attache pas pour ne pas gaspiller les sentiments. Il en oublie de faire des enfants.

Il n’est pas nécessaire de disséquer la vie de Joseph plus avant. Jusqu’à ses cinquante ans, il vit à son rythme.

Rien de particulier.

Joseph n’a jamais vécu de certitudes et il a bien fait, la suite prouvera qu’il avait raison.

Le médecin tomba malade. Une crise d’une extrême gravité le foudroie. L’avantage pour un médecin atteint dans sa chair, c’est la rapidité du diagnostic. Les symptômes étaient assez clairs : une douleur qui irradie la poitrine, des nausées et des sueurs froides, un dos qui se désolidarise du reste du corps. Par chance, il avait gardé toute sa lucidité. Il comprit qu’il faisait une crise cardiaque et qu’il fallait agir au plus vite. Joseph se précipita sur sa trousse de première urgence et se fit lui-même une piqure avec un produit qu’il fallait injecter en pareille circonstance.

Au Maroc, le personnel de maison est payé trois fois rien et Joseph avait à son service un gardien et un cuisinier. Le faible niveau de vie des employés marocains allait lui sauver la vie.

Le cuisinier était encore présent dans les lieux à cette heure avancée de la nuit et comme il possédait le permis de conduire, il transporta Joseph jusqu’à l’hôpital le plus proche.

Les médecins sur place firent leur possible, mais la situation était gravissime. Joseph fut rapatrié par avion sanitaire, à Paris, hôpital Broussais.

Il n’avait, en cet instant, pas énormément de conversation et pour ne pas souler tout le monde avec ses histoires, il tomba dans un profond coma.

Le pronostic n’était pas très bon, mais il s’en fichait pas mal, il dormait.

Durant son sommeil, son esprit décida de voyager et Joseph fit un rêve qui le plongea dans une profonde béatitude. Il explora une terre vierge et inconnue de lui jusqu’alors, c’est ce qu’il raconta à qui voulait l’entendre une fois sorti d’affaire. Il n’était pas seul dans ses divagations. Il se trouvait en compagnie d’une jeune fille dont l’allure ne lui était pas étrangère et, d’explorations en découvertes, ils se comprenaient sans mot dire. C’est elle qui composait ses songes, sans jamais le quitter, sa main dans la sienne. Elle était en lui, il voyageait en elle, et tout paraissait bien réel. Deux mondes se juxtaposaient, lui, pauvre terrestre endormi, une bouche reliée à une machine par un tuyau de survie, et son âme vagabonde menant une existence parallèle, le corps dissocié de l’esprit.

Qui était-elle ? Pourquoi semblaient-ils si heureux ensemble ? Tantôt une enfant, parfois une jeune fille, elle modifiait sans cesse son apparence. Avait-elle dix ans, quinze ans ? Etait-elle si grande qu’elle occupait tout l’espace ? Etait-elle si bienveillante qu’elle le maintenait en ce monde ? Etait-elle si douce que sa voix se confondait en un doux murmure ?

Elle n’était que sourire. Belle, distrayante, réjouissante, si authentique, il aurait pu vivre de simplement l’admirer. Elle était apparue dans ses songes pour le maintenir en vie et lui demander de s’accrocher comme on fait face à ses responsabilités. Il devait vivre encore, comme un père pour sa fille.

Joseph était bercé par cette douce utopie et s’il ne savait pas quelle substance hallucinogène sortait de son goutte à goutte, cela valait bien toute la cocaïne du cartel de Medellin.

Il n’avait jamais eu d’enfant alors que voulait dire ce rêve ?

Il sortit du coma une semaine plus tard.

Il suivit le parcours classique des opérés du cœur et après sa convalescence rentra au Maroc s’occuper de ses patients.

Il reçu un appel, quelques jours plus tard, d’une inconnue qu’il n’allait pas tarder à identifier.

Faisons un retour en arrière d’un léger bond, un interstice de vingt-cinq ans.

Joseph est un jeune homme bien fait de sa personne, tel que ce fut spécifié. Il sort beaucoup et se déhanche au son de la musique Disco dans les boites branchées de Casablanca.

Avec « Born to be alive » de Patrick Hernandez, il investit la piste de danse, il accroche une proie au son de Chic avec « Le Freak », se colle à elle tant que dure « Kung Fu Fighting » de Carl Douglas et bien sûr, conclu sur n’importe quel morceau, au choix, de Barry White.

Un soir, il jette son dévolu sur une jeune française aguichante du nom de Nicole, qui n’avait pas de temps à perdre pour lui céder. Elle était en vacances pour une semaine et souhaitait passer du bon temps avant de se marier dès son retour.

Le jeune homme, archétype du beau ténébreux marocain et la blonde française en quête d’exotisme, avaient découvert chez l’autre ce qu’ils étaient venu chercher. Ils s’étaient parfaitement trouvés.

Nicole, de retour au pays, convole en justes noces, et fait un enfant à celui devenu son mari devant Dieu et les hommes. Leur union ne dure pas, aussi divorcent-ils promptement pour défaire ce mariage et reprendre le cours de leur existence. Cet homme connaitra si peu sa fille qu’il ne l’élèvera pas. Elle appellera papa, le second mari de Nicole. Toute petite, elle eut deux pères, un de cœur et d’amour qui la prendra pour fille et un autre de passage, un temps donné, qui ne lui a rien laissé, pas même un peu de tendresse.

Quand elle eut vingt ans passés, la fille de Nicole eut besoin de réaliser des examens sanguins et de les comparer à ceux de ses parents biologiques. Les résultats démontrèrent une impossibilité génétique. Le père biologique se révélait incompatible avec sa fille biologique. Ils étaient d’un sang différent. Le premier mari ne pouvait être le papa et il apprenait, en même temps, une double nouvelle : il fut cocu en son temps et la petite n’était pas sienne. Comme il ne s’en était jamais occupé, il était mal placé pour se plaindre.

Un monde de certitude venait de céder la place à un univers d’incompréhension. Une gamine apprenait une saisissante nouvelle. Elle, qui avait déjà deux pères, n’en avait plus aucun ou en avait trois. Quelque part, dans le monde, un homme vaquait à d’insouciantes occupations sans jamais avoir connaissance qu’une partie de lui-même vivait dans un autre coin de la planète. Pendant toutes ces années, un père et sa fille s’étaient soustraient aux premiers pas, aux dents qui poussent, aux premiers chagrins et premiers émois, et à toutes les autres premières fois.

Nicole reconstitua son parcours amoureux et bien vite le jeune éphèbe marocain refit surface. Il ne pouvait s’agir de personne d’autre. Elle s’était donnée à lui pour une dernière passade, avant de prêter allégeance à celui qui passerait l’anneau à son doigt.

Elle fit son enquête. De cette aventure, il restait un visage un peu flou et par chance, un nom de famille jamais oublié : Joseph K…

Elle était confrontée à un cas de conscience à trancher au plus vite car le bonheur de sa fille en dépendait.

La toute jeune femme, spoliée de ses origines par vingt années en trompe l’œil, n’était à présent que méfiance et scepticisme. Elle désirait un enfant, mais s’interdisait désormais le droit à procréer. Elle ne pouvait engendrer sans assembler les fils de son histoire et regagner ainsi une légitime identité. Comment transmettre sans savoir d’où l’on est issu ? Elle se replia sur elle-même, sombrant dans la mélancolie et Nicole, tourmentée par la culpabilité, devait agir pour le bien de sa fille. Elle se mit en quête d’un père pour sa fille.

Sur l’annuaire international Nicole tomba sur un Joseph K… de Casablanca. Elle fit son numéro et quelqu’un au bout du fil décrocha le combiné. Leur premier échange n’eut rien d’original, allo pour lui, bonjour pour elle.

Le reste fut encourageant. Il n’était pas le bon interlocuteur, mais par chance il connaissait un Joseph K…, médecin à Marrakech dont il avait les coordonnées.

Après un deuxième allo, un second bonjour, une femme au bout d’une ligne d’environ trois mille kilomètres, écouta très attentivement son histoire. Elle était la mère de Joseph K…

« Bonjour madame, mon nom est Nicole G… J’ai rencontré Joseph il y a vingt-cinq ans de cela et ma démarche est singulière. Elle n’est guidée ni par l’intérêt, ni par le remord. Le besoin de lui confier un secret est essentiel aujourd’hui. J’ai conscience que ma conduite importune puisse être déplaisante. Je ne souhaite pas perturber la vie d’un homme que j’ai à peine connu, il y a si longtemps de cela. S’il refuse d’entendre, je comprendrai. Peut-être suis-je encore moins qu’une ombre, à peine un vague souvenir, et ce serait déjà ça. Mais voilà, il faut qu’il sache que peut-être et je dis bien peut-être, il est père d’une jeune femme de vingt-cinq ans aujourd’hui. Histoire simple d’une brève passion qui donna un fruit. Le ciel est tombé sur nos têtes et sur nos certitudes. Celui que je pensais être le père de mon enfant est étranger à cela et tout laisse présager que Joseph est le bon. Acceptez-vous d’intercéder en ma faveur pour simplement lui demander d’écouter ces quelques paroles ? Ma fille est anéantie et son avenir en dépend.

Je vous remercie du plus profond de mon cœur ».

La réponse de la mère de Joseph se fit attendre après des instants consacrés à la déglutition et au besoin de retrouver un cœur battant à une cadence réglementaire.

« Non !

Non ?

Non !

Ben….

Non, mais parce que je pense qu’il sera fou de joie devant une telle nouvelle et je ne me sens pas le droit de la lui annoncer. Il n’a jamais eu d’enfant, n’a jamais fondé de famille et je sais le manque que cela lui procure. C’est à vous de le lui dire. Je vous donne son numéro et si tout cela se vérifie, sachez que j’ai hâte de vous connaitre tous. »

Il n’y a pas de mots suffisamment forts pour raconter la suite. Bien sûr, il aurait fallu parler de l’émotion qui étreint, du souffle coupé et de vingt ans l’un sans l’autre à rattraper au plus vite. Bien sûr, ajouter les jambes qui flageolent, les larmes de joie, la peur que tout cela ne soit qu’un rêve, l’envie de serrer dans ses bras celle qui n’existait pas la seconde auparavant. Bien sûr et encore bien sûr, houspiller le destin d’avoir privé un père de sa fille, mais remercier la vie de la lui rendre, en bon état, quand tout est encore possible. Bien sûr, encore bien sûr et tous les autres bien sûr à suivre, imaginer est impossible.

Pour rester sommaire, Joseph n’avait pas oublié cet amour de passage ainsi que les prouesses acrobatiques d’une Nicole en pleine possession de ses moyens. Il disait oui à tout, mais deux précautions valant mieux que rien, il demanda un test ADN.

Le résultat : bingo !

Il n’est pas exagéré de dire que les retrouvailles furent enflammées. Personne ne connaissant personne, c’était l’occasion de pallier cet inconvénient et chacun s’est empressé de découvrir chez l’autre toutes les bonnes raisons de l’aimer et de ne jamais plus le quitter.

Pour Joseph, tout cela n’était pas improvisé, il y avait préméditation. Divine ? Il se rappelait qu’à l’hôpital, durant l’intermède où il n’était plus tout à fait vivant, mais pas déjà mort, il avait fantasmé une enfant retrouvée. Il voulait se persuader que sa fille, dans un profond désarroi, avait adressé des suppliques par-delà les cieux et que lui, dans son endormissement, avait su les entendre.

Leur rencontre était, et elle se devait d’être. C’était ainsi et voilà tout.

Il lui posa la question une fois. Avait-elle la perception céleste que leurs âmes ou ce que l’on désignera comme telles, aient pu se rencontrer dans un ailleurs cosmique ? Cette question ne parut déplacée pour personne et ils s’observèrent, non pour se jauger, mais comme on cherche à interpréter ce que l’autre ne dit pas. Valait-il mieux laisser planer le mystère ? Et si ce n’était qu’un songe, quelle importance de le savoir ?

Elle ne répondit pas, se contentant de sourire. Il ne releva pas, ce sourire étant la plus énigmatique des réponses.