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Histoires extraordinaires de gens ordinaires

N’ELLE

Je vis avec N’ELLE depuis vingt ans. Je la connais bien. Elle s’appelle Hélène, mais quand on a commencé à se donner de l’affection, je l’ai appelée N’ELLE, avec des majuscules en hommage à sa grâce. Je suis tombé amoureux au premier contact, avant la peau qui effleure la peau et les barrières qui tombent.

N’ELLE aime bien ce que j’écris mais elle conserve son esprit critique. Elle est directe dans ses appréciations et ses commentaires. Elle a beaucoup apprécié mon premier roman. Une histoire de racines retrouvées et de voyage vers le passé avec ma mère et le Maroc de sa jeunesse. Ce livre mérite le Goncourt. Il est drôle, inventif et particulièrement émouvant si j’en crois les lecteurs enthousiastes qui sont tous, par le plus grand des hasards, membres de ma famille.

N’ELLE aime plutôt les romans policiers quand le héros recherche six cents pages durant un criminel astucieux et les mobiles de ses turpitudes. Elle triche. Elle commence par la fin. Quand je lui demande l’intérêt de connaitre la solution avant l’énoncé du problème, elle me répond que chacun trouve son plaisir où il peut. Comme je n’ai pas de contre-réponse, le débat se clôt faute d’argumentation appropriée.

J’ai dit à N’ELLE que j’allais écrire sur elle et elle a tressailli. Pour la rassurer, j’ai précisé que ce serait à l’économie, peu de phrases pour à peine plus de mots. Je ne pouvais garder pour moi l’histoire hallucinante dont j’avais pris connaissance au début de notre rencontre. Sa réponse fut immédiate : «jamais de la vie».

Et puis elle a réfléchi et m’a proposé un arrangement. Je pouvais écrire cet épisode de sa vie si je parlais d’elle à la troisième personne, comme une étrangère à sa propre histoire. J’avais compris le principe et trop heureux de la brèche s’ouvrant devant moi, je m’y suis engouffré.

J’avais, à présent, un cahier des charges. Hélène et N’ELLE n’existaient plus. Une tierce personne venait de prendre place. C’est d’elle dont il est sujet maintenant.

Elle sortait d’un univers de paillettes et de strass. Elle travaillait pour une radio dite périphérique où elle recevait, en tant qu’assistante d’émissions, les gens qui font le show business.

Elle était en charge d’inviter des « stars », synonymes d’audience, et de préparer un fil conducteur sur une heure d’antenne, avec moult anecdotes et détails croustillants pour tenir l’auditeur en haleine. Elle faisait ce boulot à peu près bien, des bourdes en pagailles, des cigarettes écrasées sur les fauteuils, mais son rire tonitruant effaçait ses maladresses. Elle était aimée.

Elle sort tous les soirs. Boites de nuit, restaurants, concerts et invitations sont fournies gracieusement aux gens d’un même monde. Elle rencontre du « people » et découche le temps d’un coup de cœur.

Elle a un amant attitré. Depuis quinze ans qu’ils se fréquentent, il ne quitte pas sa femme et ses deux enfants et elle s’en contente. Chacun chez soi. Elle le surnomme Rambo. Il lui assène de temps en temps une légère paire de claques quand elle le trompe. Comme elle sort souvent, Rambo lui remet les idées en place à un rythme équivalent. Ils s’aiment pourtant et les claques ne sont que des caresses qui expriment la frustration d’un amant trop peu entreprenant pour changer de vie. Il voudrait la mettre en cage, mais elle n’en finit pas de s’envoler.

Elle habite une rue de Levallois à cinquante mètres des bureaux de son amant. Il passe régulièrement sous ses fenêtres aussi fait-elle attention à rentrer avant le petit matin. Pendant quinze ans, le subterfuge fonctionne.

Ils vont au cinéma, au restaurant, au spectacle pour profiter l’un de l’autre et faire de la vie une suite de plaisirs. La nuit chacun rentre chez soi mettre les pieds sous la table. Rambo avait deux foyers et faisait quatre repas par jour. Il était en légère surcharge pondérale. Elle ne veut pas d’un plein temps avec son amant, aussi l’encourage-t-elle à rester patient. Elle n’a aucune raison de lui accorder sa fidélité.

Elle est heureuse comme cela ? Elle ne sait pas. Elle a l’impression de « vivre sa vie ».

Un jour pourtant, une catastrophe !

Elle apprend qu’elle a un cancer de l’utérus. Le malheur est comme le train, il peut en cacher un autre. Après examen, elle apprend qu’elle est également séropositive.

Elle est détruite.

Elle était au travail, se remontant le moral avec les bonnes copines quand le téléphone interrompit une conversation du quotidien : un chanteur qui couchait avec « tout ce qui bouge ». Le dialogue engagé fut hallucinant. Le laboratoire médical appela pour donner les résultats des analyses. Un fonctionnaire du malheur, sur un ton laconique, annonça : « madame, suite aux analyses effectuées dans notre laboratoire, nous vous annonçons que vous êtes légèrement séropositive ». Avant qu’il termine par : « bonjour chez vous et au revoir ». Elle se mit à hurler.

Que voulais dire « légèrement séropositive » ? Etait-elle légèrement malade ? Légèrement condamnée ? En cet instant, elle devenait simplement légèrement hystérique.

Elle était dorénavant une femme légèrement séropositive qui allait se faire opérer d’un lourd cancer de l’utérus. Elle cumulait les calamités.

Elle a de la conscience humaine. Elle ne veut pas mettre les autres en danger et transmettre le virus au chirurgien assigné pour l’opération. C’est l’époque où les connaissances en matière de protection sont balbutiantes. Le cancer galopant à la vitesse d’une hyène dévorant sa proie, elle passe rapidement sur le billard et l’habile chirurgien extermine au scalpel les menaçantes métastases. Elle venait de gagner le premier round d’un combat déséquilibré. On ne gagne jamais contre le sida. On peut retarder l’échéance fatale, mais déjouer son inepte projet n’est pas une perspective.

Rambo était contrarié. Les raisons de son mécontentement étaient nombreuses et la réaction qui sera la sienne va tutoyer le sublime. Cet homme avait fait de l’intégrité un mode de vie.

Il ne voulut pas faire d’analyses. Il n’avait aucune raison pour cela. Il n’était porteur d’aucun virus et ne pouvait être celui par qui le malheur arrive. Elle l’avait trompé, devenue malade de la faute d’un autre, atteinte d’un virus malin qui dégrade ce qu’il touche, un virus qui dénature le sens du mot futur. Il ne pouvait pourtant vivre sans elle.

Il décida de continuer comme si de rien n’était, il ferait l’amour sans aucun bouclier. Si elle devait mourir, il partirait avec elle. Jamais il ne laisserait sur le bas-côté celle qui représentait son avenir. Ensemble, ils continueraient d’exister.

Elle fut touchée en plein cœur. De ce serment d’être toujours deux, elle lui sera éternellement reconnaissante.

Ils décidèrent d’affronter cette épreuve côte à côte. Unis.

La journée, elle donnait le change. La nuit, le désespoir prenait le dessus.

Le monde est rempli de gens formidables, pour les débusquer, il suffit de regarder autour de soi. La solidarité est une chaîne où chaque maillon, accroché à l’autre, sauve de l’anéantissement les âmes errantes au plus profond de l’accablement.

Rentrée chez elle, après avoir par courtoisie, ri, chanté, dansé, et posé un court instant un voile sur l’affliction, heureuse au côté d’un homme débordant de délicatesse et de dignité, elle sombre dans une profonde mélancolie. Elle passe ses nuits au téléphone avec des médecins bénévoles à l’écoute des malades et lance des SOS. Elle est meurtrie au plus profond de sa chair. Elle parle et parle encore. Au bout du fil, une voix rassure, affirme qu’elle n’est pas seule dans ce combat et que la fatalité est une salope à qui on peut faire la peau. Elle appelle tant qu’elle peut, appelle tant qu’elle veut, crie, hurle, pleure, dit les mots qui décrivent la malchance, déplore que la terre, un jour prochain tourne sans elle, exprime des regrets, fait des projets, vit dans l’espoir et vomit sur la complaisance. Des gens l’écoutent, la guident et accompagnent un combat contre lequel elle n’est plus seule. Elle ne peut exprimer aucune reconnaissance. Le réconfort est par-delà les mots.

Vingt jours durant, elle donne le change, vingt nuits durant, elle est une plaie écorchée vive.

Elle attend, sans perspective, une contre-expertise, le western blot de l’institut Pasteur, mais pourquoi le résultat serait-il différent ? La science à ses raisons qu’un examen contradictoire ignore.

Avant le courrier de Pasteur, trois semaines arrachées au temps se sont écoulée. Vingt et une journées, autant de nuits sans sommeil à tenter de résister malgré tout.

Le SIDA est un poison inoculé à petite dose qui prend possession du corps avec la lenteur du serpent. Une goutte après l’autre, les forces s’évaporent et l’esprit s’enfui. La rupture d’anévrisme n’a pas que des avantages, mais le supplice n’est pas le même. La fulgurante souffrance a l’élégance de la concision.

Elle meurt le soir, espérant ne plus être de ce monde au petit matin.

Elle a un fils qui est son chagrin, une famille absente et des liaisons sans visage et sans lendemain. Le monde est sans perspective.

Un matin de migraine alcoolisée, elle reçoit le courrier tant attendu de l’Institut Pasteur. Elle ne l’ouvre pas immédiatement, les larmes viendront bien en leur temps. Elle allume la cigarette de la condamnée, les yeux tournés vers la lumière pour un dernier regard. Elle boit trois gorgées d’un café brulant sans ressentir aucune douleur et finit après d’interminables minutes par décacheter l’enveloppe. Elle en sort le document à l’intérieur et le cœur battant au son du tambour sous la mitraille, lit les mots accolés les uns à la suite des autres. Elle repose le tout, pleure et se fait pipi dessus.

De joie.

Il était écrit que tout ce qu’elle avait eu entre les mains, avant, n’était que balivernes. Les examens sanguins étaient parfaits. Elle n’était pas guérie puisque à aucun moment elle n’avait été infectée. Elle sortait d’un enfer où jamais elle n’aurait dû entrer. Elle n’était donc pas malade.

Elle relut ce courrier plus de mille fois. Elle appela les amis, les voisins et si elle avait pu aurait fait de même dans le monde entier.

Elle appela son amant qui curieusement ne bondit pas de joie. Malade, il existait auprès d’elle. A présent, il lui faudrait de nouveau trouver sa place.

Elle lui jura fidélité, attachement indéfectible et autant d’enfants qu’il y a de doigts sur les deux mains. Hélas pour lui, les péripéties d’une vie peuvent décider de ne pas exaucer tous les vœux.

Elle éprouve de l’amour pour cet homme et tant de reconnaissance pour les médecins qui, nuit après nuit, lui permirent de ne pas sombrer.

L’évènement qui survint cette nuit-là, la plongea dans un état d’euphorie et de perplexité.

Elle égrena les heures de la journée, tout à son impatience de remercier la chaîne de solidarité qui lui avait permis, cette période où elle n’était pas encore morte, mais plus tout à fait vivante, de maintenir la tête hors de l’eau. La nuit venue, quand dorment les gens aux menus soucis, les égarés entrent en scène. Comme elle l’avait fait trois semaines durant, elle prit son téléphone. Au bout de la ligne, elle tomba sur une femme extraordinaire à qui elle raconta la merveilleuse nouvelle révélée depuis la matinée : elle n’était pas malade.

Elle bénit chacune des paroles prononcées à son endroit par tant de générosité, regrettant son incapacité de ne jamais pouvoir dédommager au centième la fraternité accordée.

Elle avoua, par des flots intarissables de parole libérée, qu’à de nombreuses reprises, elle avait songé mettre fin à une comédie ne faisant plus rire personne.

Vivante, elle était à nouveau, grâce à la solidarité de ceux qui ne voulaient pas la voir s’éteindre.

Elle pleurait beaucoup, en écho la femme faisait de même. Et puis, elles se sont tues. Il n’était nul besoin de parler, la communion était à l’unisson.

C’est le médecin qui rompit le silence. Il fallait qu’elle soit sûre. La troublante coïncidence justifiait les heures passées à encourager une humanité, misérable dans son supplice, de continuer à espérer. Elle ne savait comment faire, mais si tout cela se vérifiait, sa propre vie pouvait s’en trouver bouleversée.

Je lui cède la parole.

« Madame, je ne peux exprimer le bonheur de vous savoir si heureuse. Vous allez concevoir la vie sous un autre jour et la gravité de ce que l’on pensait déterminant hier sera certainement dérisoire demain. Nous rêvons tous, chaque nuit, d’entendre les paroles que vous venez de prononcer, c’est l’espoir que je formule pour ceux qui n’auront pas la chance d’échapper à ce fléau. Il faut pourtant que je vous pose trois questions. Votre nom est-il Hélène M… ? Etes-vous née le…. ? Habitez-vous à Levallois-Perret ? ».

Elle en a le souffle coupé. Comment cette mystérieuse inconnue au bout de la ligne pouvait-elle précisément savoir à qui elle adressait ses encouragements ? Elle eut à peine le temps d’agripper une chaise à sa portée et de s’assoir lourdement dessus que les murs de son appartement n’étaient plus perpendiculaires, ses jambes tremblaient et son pouls accélérait sa cadence. Elle avait perdu la notion de l’équilibre. L’air ambiant était chargé en émotion. Le sol semblait se dérober sous ses pieds.

Les secondes qui suivirent furent les plus longues des secondes avant qu’elle comprenne enfin l’inimaginable concordance des temps et des lieux.

« Et bien Hélène, Je ne sais par quelle entremise du destin, je me trouve avec vous ce soir. La probabilité en est infime, mais si je vous dis cela, c’est que j’ai moi-même procédé à vos analyses à Pasteur, et je peux vous confirmer que jamais, vous m’entendez bien jamais, vous n’avez été séropositive.

Un enchantement a permis que je vive un tel instant de grâce et ma mission est, avec vous, accomplie ».